Les chutes Agawa, d’une beauté à couper le souffle
Bien que les peintres du Groupe des Sept ont documenté leurs explorations du canyon Agawa, je ne peux pas m’empêcher de penser que ces peintres paysagers, parmi les plus grands du Canada, ont laissé passer l’un des points d’intérêt les plus singuliers du Nord de l’Ontario : les chutes Agawa. Je vise ce trésor caché, haut de 25 mètres, qui se trouve au bout d’une randonnée dans le sentier Towab du parc provincial du lac Supérieur, où je passerai d’ailleurs la nuit.
Je pars tôt. Le sentier linéaire de 12 km qui mène aux chutes est parfois abrupt et rocailleux — il s’agit d’un des sentiers les plus difficiles du parc. La première heure de randonnée donne une fausse impression de ce que nous réserve l’excursion. Le tracé épouse un terrain légèrement vallonné, dans une forêt de bouleau et de pin blanc imposante, jusqu’au bassin Burnt Rock de la rivière Agawa. Arrivé à la rivière, j’entrevois pour la première fois le canyon Agawa, une crevasse de 150 mètres qui cisèle le terrain environnant. En ce matin d’automne, les feuillus qui entourent la gorge présentent des rouges et des oranges flamboyants, avec quelques touches de gris du granite. Ce n’est pas étonnant que le canyon soit l’une des destinations touristiques les plus populaires du Nord.
C’était quelques décennies avant que le populaire train touristique commence à mener des milliers de personnes par année dans les profondeurs d’une des plus grandes merveilles naturelles de l’Ontario. Quelques-uns des plus célèbres peintres paysagers du Canada ont suivi le chemin de fer de l’Algoma Central Railway pour pénétrer cet univers sauvage, reproduire les collines sauvages, les chutes et les couleurs d’automne d’Algoma et ainsi définir un nouveau style artistique. Entre 1918 et 1922, Lawren Harris, J.E.H. MacDonald, A. Y. Jackson, Arthur Lismer et Frank Johnston ont passé des journées entières à faire du canot et à marcher jusqu’aux sommets les plus élevés pour dessiner et peindre. Le Solemn Land de MacDonald, la Somber Hill, Algoma de Lismer, Algoma Waterfall de Harris et First Snow, Algoma de Jackson comptent parmi les productions les plus connues de cette période de référence pour la peinture canadienne.
Les artistes ont transformé un wagon rouge en studio mobile et en abri. À l’aide d’un autorail muni d’une à pompe à bras, ils partaient en mission de dessin. Dans leurs journaux, ils ont décrit leur voyage et noté leur émerveillement devant ces paysages qui demeurent imprenables. MacDonald a d’ailleurs qualifié le canyon Agawa de « site originel du jardin d’Eden ». Ces excursions ont inspiré de nombreuses toiles présentées lors de la toute première exposition du Groupe des Sept au Musée des Beaux-Arts de l’Ontario, en 1920.
En remontant la rivière à partir du bassin Burnt Rock, le sentier devient particulièrement accidenté. J’ai l’impression de faire du yo-yo en montant et descendant sur les rochers glissants, je franchis des affluents au débit rapide, et je me concentre sur mes pas plutôt que sur les paysages spectaculaires que je devine derrière les arbres. Je me demande si, même s’ils l’avaient voulu, les artistes auraient pu trainer leurs palettes, leurs chevalets et tout leur équipement jusqu’ici. Je voyage toujours le plus léger possible, avec un minimum d’équipement, soit une toile pour dormir et un petit chaudron pour cuisine sur le feu. Je suis bien heureux de traverser un banc de gravier sur lequel je trouve beaucoup de bois flotté pour faire un feu de camp. La rivière déferle sous les grands pins qui s’accrochent tant bien que mal à la rive ouest, escarpée.
Après avoir pris un goûter, je dépose mon sac à dos et je m’attaque au dernier kilomètre du sentier. J’entends le grondement des chutes Agawa longtemps avant de les apercevoir, et mon rythme s’accélère, bien malgré moi. La cascade se fait entendre en dépit du bruit et de la bruine. Finalement, le fort sentiment d’avoir découvert quelque chose s’empare de moi au détour d’un virage dans le sentier, et que tout à coup les chutes se dressent devant moi. Je suis subjugué par le paysage.
En soirée, en me prélassant près du feu de camp, je me demande comment le Groupe des Sept a pu passer sur cette vue sublime. Leurs toiles ont rendu les eaux calmes du haut de la rivière, la même région visitée par l’excursion ferroviaire. Pourtant, les chutes valent certainement le détour – et l’effort, et rien ne vaut la satisfaction de m’y être rendu par moi-même.
Comme si les flammes qui dansent, la rivière qui bavarde joyeusement, les muscles endoloris et l’idée d’une nuit passée à la belle étoile ne suffisaient pas, le sentiment d’avoir découvert le plus grand secret du canyon Agawa m’enchante.