Jocelyne Saucier : À train perdu, en Ontario

La romancière Jocelyne Saucier a découvert le Nord ontarien par ses trains. L'auteure abitibienne au succès international jette un regard fasciné sur le Nord-Est ontarien.

La romancière Jocelyne Saucier a poursuivi ses personnages Jeanne Corbin, Boychuk et Gladys Comeau sur les routes du Nord de l’Ontario. L’esprit de liberté, l’enracinement et l’entêtement qu’elle y a trouvés la fascinent.  

Ses trois derniers ouvrages — Jeanne sur les routes, Il pleuvait des oiseaux et À train perdu — évoquent tour à tour le communisme de Timmins, les grands feux de Matheson et le Northlander.

NorddelOntario.ca l’a rencontrée pour savoir ce qui l’a attiré chez ses voisins du Nord-Est ontarien, ce que les voyages en train lui apportent et si elle visite encore le Nord.

La romancière Jocelyne Saucier est abitibienne, mais s’est laissé fasciner par le Nord-Est de l’Ontario. Photo : Ariane Ouellet, Éditions XYZ

Vous habitez en Abitibi et vos trois derniers romans se déroulent en partie dans le Nord de l’Ontario. Se connaît-on, de part et d’autre de la frontière?

Il y a des contacts de famille, mais on ne se connaît pas. Après avoir écrit mon roman Jeanne sur les routes (le personnage central Jeanne Corbin, une activiste communiste, a vraiment existé et a vécu un bon bout de temps à Timmins), vers 2008, un ami m’a prêté Mirrors of Stone de Charlie Angus, qui parle de Timmins. C’est le livre que j’aurais voulu écrire sur Rouyn-Noranda.

À partir de cette lecture, j’ai eu un intérêt pour le Nord de l’Ontario. J’y suis alors allée souvent en auto, en train. J’allais dans les bibliothèques, les musées. Il y a beaucoup de beaux petits musées municipaux. C’est là que j’ai découvert toute l’histoire des grands feux, du Klu Klux Klan qui a fait brûler des croix à Timmins, des school trains

Il y a des personnages fabuleux dans le Nord de l’Ontario. La région s’est développée de façon chaotique, frénétique, anarchique, beaucoup plus que l’Abitibi qui était plus organisée parce que planifiée par l’Église et l’État.

Gladys, le personnage au cœur d’À train perdu, a fait l’école dans un train. Ici, une école du C.N.R. à Capreol, vers 1928. Crédit : Canada. Dept. of Interior / Bibliothèque et Archives Canada / PA-043577

Vous avez visité quelques villages comme Swastika, où se déroule en partie À train perdu. Lesquels?

S’il y a une ville intéressante dans le Nord de l’Ontario, c’est Cobalt! Cobalt, wow! [rires] On va à Cobalt et on voyage dans le temps. En comparaison, les villes européennes ont été refaites à l’identique après la Deuxième Guerre mondiale. Cobalt n’a pas été refait. On peut vraiment sentir ce que c’était, on a l’impression d’être dans un film western.

Dans le Nord, tout a été bâti avec du bois, tout a été fait vite. On n’a pas beaucoup de bâtiments historiques qui ont survécu.

La gare de Cobalt, 1905. Archives publiques de l’Ontario / C 275-2-0-2 (S 7671)

Vous faites allusion aux puits de mine de Cobalt. Les grands feux de Matheson sont présents dans Il pleuvait des oiseaux. La gare de Swastika et le Northlander sont au cœur d’À train perdu. Quand vous écrivez, ressentez-vous un devoir de mémoire?

Ce n’est pas mon affaire : j’écris de la fiction. J’ai commencé à écrire À train perdu en prenant le train Cochrane-Toronto [le Northlander] pendant que j’écrivais Il pleuvait des oiseaux — j’allais à la recherche d’un endroit où aurait pu avoir lieu l’exposition de Boychuk. [NDLR le Northlander, suspendu en 2012, doit reprendre du service en 2025.]

En transversal, il y avait une femme, vieille, maigre, seule, avec sa glacière à côté et une pile de magazines. Il me semble qu’elle n’a pas bougé de son siège pendant les 11 heures de trajet, même pas quand notre train s’est immobilisé pendant deux heures. Tout le monde se parlait, voulait savoir ce qui se passait. Elle n’a pas bougé, pas parlé. Je la regardais et je me demandais ce qui la tenait immobile dans son siège. Est-ce qu’elle avait peur? Est-ce qu’elle fuyait quelqu’un ou quelque chose? Est-ce qu’elle connaissait sa destination? C’est à partir de là que j’ai su que j’avais un roman.

Tout le temps où j’écrivais mon roman, j’ai voulu refaire son trajet, voir ce qu’elle avait vu, rencontrer des gens qu’elle a rencontrés. C’est comme ça que je me suis promenée dans les trains du Nord de l’Ontario pendant deux ans. Comme le narrateur du roman, je me suis vraiment mis à la suite de Gladys. À la base de l’errance ferroviaire de Gladys, il y a ma propre errance.

Le train, c’est l’occasion de rencontrer le monde et le territoire. Les plateaux de tournage aussi! Jocelyne Saucier est allée à la rencontre de l’équipe derrière Il pleuvait des oiseaux. Photo : Les Films Outsiders.

Qu’est-ce que vous trouvez dans cette errance-là, outre un roman?

Les voyages en train, c’est vraiment particulier.

Mes parents sont originaires du Nouveau-Brunswick et ma mère, un moment, était très nostalgique. Elle avait 28 ans, elle partait seule en train avec ses 8 enfants. On faisait le trajet de Val-d’Or jusqu’au Nouveau-Brunswick, ça prenait deux jours. J’ai de vagues souvenirs de ça.

Étudiante, je partais avec ma grosse malle jusqu’à Québec. Un jour, un magazine m’a demandé un texte sur le trajet Montréal-Senneterre. Ensuite, j’ai fait des voyages en Europe.

Dans les trains du Nord, on apprend la lenteur. On est en pleine forêt, protégés dans une coquille; on fait l’expérience de la forêt sans se méfier des ours, des moustiques.

C’est aussi un voyage intérieur.

Et on fait des rencontres qu’on ne ferait pas autrement. Il y a des expériences humaines extraordinaires. En avion, on ne se parle pas, on ne se regarde pas. Dans un train, on en vient à se parler, à se connaître. Il y arrive des choses incroyables, des aventures!

J’ai fait Hearst-Sault-Sainte-Marie, l’Algoma Train. C’est magnifique! Le train a été obligé d’arrêter en pleine nuit, pas d’électricité. On était à 30 km de Hearst, on a fini le trajet en autobus. On ne sait jamais ce qui va arriver.

À bord du Polar Bear Express, le prolongement du Northlander. Matt MacGillivray, Flickr, 14 août 2008

Vous avez fait Cochrane-Moose Factory?

Je l’ai fait quand j’avais 16-17 ans, je travaillais à l’hôpital de Moosonee. Mais on a fait quelque chose de plus émouvant, il y a 5 ans : une voisine avait un cancer, elle vivait dans sa petite maison en face de chez moi. Elle voulait faire un voyage en train. Le voisinage, chez nous, c’est quelque chose qu’on vit intensément : nous sommes des voisins, nous sommes des amis. Comme les amis voisins de Swastika que j’ai imaginés dans mon roman. On a fait ce voyage en train de Cochrane à Moose Factory puis on a passés quelques jours à Moosonee. Ça a été un voyage magnifique.

Il y a une longue tradition de romanciers qui écrivent sur les voyages en train en Europe, en Asie. Il y en a moins au Canada.

Je trouve qu’on boude nos trains. Pourtant, ce sont eux qui ont développé ce pays-ci.

On s’entend, nos trains sont très lents. [rires]. Si vous avez fait les trains en Europe, c’est autre chose. Ici, il faut se donner le temps. On ne fait plus ça, on refuse l’expérience de la lenteur. Le train nous l’offre.

Les conversations qu’on a sur le train, ce ne sont pas des conversations qu’on a ailleurs. On a le temps, on parle. Et on dit des choses qu’on ne dirait pas à quelqu’un d’autre parce qu’on sait qu’on ne se reverra plus.

À bord du Polar Bear Express. Matt MacGillivray, Flickr, 14 août 2008.

Pour avoir traversé le Nord de l’Ontario en train, pensez-vous le connaître ou le comprendre mieux? Reste-t-il insondable?

Quand on fait le voyage en train, on fait un voyage dans le temps, parce que c’était le voyage qu’on faisait quand s’est bâti le Nord de l’Ontario. On voit les paysages qui étaient là. On voit les lieux qui sont habités et les traces des lieux qui se sont dépeuplés. On voit… l’entêtement [rires] de ceux qui veulent toujours y vivre, les irréductibles du Nord ontarien. On les rencontre dans le train. On voit cette force, cette volonté de vivre, le sens de l’appartenance, l’enracinement. On sent que ce territoire appartient aux personnes à bord.

Vous avez parlé de Cobalt, de Swastika, de Timmins. Si vous aviez à choisir une ville du Nord de l’Ontario pour VOUS inspirer, où iriez-vous?

Ho mon Dieu! [rires] La ville qui me paraît la plus étrange, c’est Hearst. C’est loin, loin, loin de tout. C’est à 95% francophone. Ils ont la plus petite université (francophone) au Canada. Ils sont vraiment irréductibles. Il y a aussi Kapuskasing, qui est très beau.

Je suis attirée par le Nord de l’Ontario parce que c’est chez moi et ce n’est pas chez moi. Ça ressemble à l’Abitibi, mais ce n’est pas l’Abitibi, alors pour moi il y a une distance qui est très fertile.

Vous avez évoqué des musées du Nord de l’Ontario. Lesquels vous ont charmée?

Il y a celui de Cobalt, celui d’Haileybury pour les grands feux. Tiens, je reviens sur la question précédente : je vivrais à Haileybury! Il y a un développement culturel intéressant. C’est très beau. Puis à Sudbury il y a un noyau culturel très actif, il y a une ferveur intéressante.

Pour en revenir à la question des musées, la bibliothèque de Timmins est très belle. Mais ce que j’aime de Timmins, c’est son cimetière. Je cherchais l’histoire de Timmins : il n’y a rien qui parle de l’histoire multiculturelle de Timmins, on ne la voit pas. Sauf au cimetière! On peut faire l’histoire de la Ville de Timmins en parcourant son cimetière. On voit plein de stèles et de monuments en différentes langues avec des photos en médaillon. Il y a un monument somptueux, un mausolée d’un homme d’affaires italien, mégalomane. C’est drôle à dire, mais c’est très intéressant.

On parle peu du caractère multiculturel du Nord ontarien.

Ils devraient faire un musée. À un moment donné, il y avait 50 nationalités à Timmins. Il y a eu les temples ukrainiens et les temples finlandais du travail.

Et le communisme! Ça a été la ville la plus communiste au Canada. Il y avait des guerres incroyables entre les rouges et les blancs. Les rouges avaient leur salle de danse, les blancs avaient leur salle de danse. Chacun leurs magasins. Timmins a une histoire fascinante, mais on n’en voit rien.

Vous êtes-vous lancée dans un autre projet d’écriture?

Depuis une dizaine d’années, j’ai beaucoup voyagé, travaillé, écrit. Je me suis reposée, mais je me remets à l’écriture en septembre. Je me laisse le temps. Aussi, il y a plein d’autres projets, dont un de circuit touristique et littéraire à partir de mes trois derniers romans.

Ce prochain roman, où nous mènera-t-il?

Je ne parle jamais d’un projet en cours. Je serais obligée de le résumer, de le racornir et j’ai peur de ne plus y croire. Un roman c’est plus qu’une histoire, plus que de l’écriture. Je préfère le garder au fond de moi. J’ai peur qu’il m’échappe.

À train perdu a paru chez XYZ en octobre 2020.

À train perdu

Jocelyne Saucier, Éditions XYZ, Montréal, 2020, 264 pages.

À lire aussi

Il pleuvait des oiseaux, Éditions XYZ, 2011. La rencontre d’aînés qui ont tourné le dos au monde, dans la forêt boréale, sur fond des grands feux qui ont ravagé le nord de l’Ontario au début du siècle dernier. Lauréat du Prix littéraire des collégiens – Prix de la décennie, du Prix des lecteurs Radio-Canada, du Prix du Club des Irrésistibles — Bibliothèques de Montréal, du Prix littéraire France-Québec, du Prix du Grand public Salon du livre de Montréal, du Prix Ringuet, du Prix des 5 continents de la Francophonie 2011. Traduit dans 15 langues.

Marie-Desneige et Charlie (Andrée Lachapelle et Gilbert Sicotte) dans Il pleuvait des oiseaux. Photo : Les Films Outsiders

Jeanne sur les routes, Bibliothèque québécoise, 2018 (XYZ, 2006). Un journaliste s’approprie la cause de la communiste Jeanne Corbin, dans l’Abitibi et le Nord ontarien des années 1930. Finaliste au Prix du Gouverneur général et au Prix Ringuet.

À propos de Andréanne Joly

Andréanne Joly aime explorer, fouiller et faire découvrir la francophonie de l'Ontario et ses espaces touristiques. Elle le fait depuis près de 25 ans et le ferait encore 100 ans! Par leur richesse, leur beauté et leur diversité, les destinations ontariennes ne cessent de l'épater.

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